Pierre Senges
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La vie rêvée de Pierre Senges
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La vie rêvée de Senges
Portrait. L’auteur sur les traces d’un livre brûlé de Lichtenberg
PHILIPPE LANÇON
C’est en regardant sur TF1 Droit de réponse au début des années 80 qu’u adolescent vivant dans la Drôme entend pour la première fois le nom d Lichtenberg. Il a été prononcé par Michel Polac ou l’un de ses invités. Pierr Senges vit alors avec sa mère de bourses en allocations, «j’ai connu ça toute mon enfance, ce n’est pas moi qui m’opposerai à l’impôt». Les parents sont séparés. La mère fait des ménages. Le frère deviendra comédien. Le reste de la famille a disparu.
Ce nom, Lichtenberg, paraît au jeune Senges «un peu exotique, dans le genre exotique teuton. Sans doute, j’ai cru que c’était un auteur de bons mots.» Si Georg Christoph Lichtenberg, scientifique et philosophe allemand des Lumières, est connu du public français, c’est d’abord parce qu’il fut exhumé par André Breton en tant que «grand maître de l’humour» et fabriquant d’aphorismes comme : «Il est presque impossible de porter le flambeau de la vérité parmi la foule sans roussir une barbe.»
Nids. La vérité, justement, est ailleurs. Ce savant et professeur réputé dans l’Europe entière, ennemi de Goethe, admirateur de Kant et ami du roi d’Angleterre George III, tient douze cahiers de 1764, année de la mort de sa mère, à 1799, année de la sienne. Ces cahiers sont des nids où il dépose tout ce qu’un génie suicidaire peut cueillir pour penser, rêver, vivre et survivre : «C’est une question de savoir si l’homme n’est pas plutôt porté à éternuer qu’à pleurer.»
Vingt-cinq ans après avoir entendu ce nom, Pierre Senges publie
Fragments de Lichtenberg
, son huitième livre en huit ans (tous, sauf un, sont parus chez Verticales). On y retrouve, sous forme d’une infinité de paragraphes travaillés comme à Tolède, son goût maniaque de l’épuisement baroque. «J’accepte le mot baroque, si on le prend au sens large et le plus commun : celui qui fait entrer le tout dans la partie, qui préfère la ligne courbe à la droite, le détour au point, l’ironie à une naïveté éperdue, et une certaine inélégance dans la multiplication des digressions.»
Avec Lichtenberg, il tient son personnage : il était bossu, se battait en duel, écrivait sur tout et sur rien - mais en humaniste, avec humour et culture. Senges est horrifié par l’anti-intellectualisme ambiant : «On est loin du temps où Mitterrand se faisait photographier avec Montaigne. C’en est à un tel point que l’ennemi est à l’intérieur : tous ces écrivains qui "ne se prennent pas la tête, écrivent avec leurs tripes, parlent des vraies gens, etc." Dire qu’il y a de vraies gens, c’est criminel, puisque cela veut dire qu’il y en a de faux et qu’on peut les éliminer.» Dans des variations sur la bosse de son héros, il note que «la gibbosité est un succès de la solitude» ; l’écriture aussi.
Pierre Senges n’est pas bossu. C’est un garçon de taille moyenne, mince, aux yeux clairs et pincés dans leur sourire, dont la silhouette semble aiguisée sur une pierre à discrétion. Il vit sans richesse de fictions écrites pour France Culture. Il a adapté, entre autres, Pierre de lune de Wilkie Collins. Son appartement parisien est petit, sobre, encombré de livres. Il a longtemps vécu à Grenoble. D’études, point. Il était inscrit en sociologie, mais il n’a pas mis les pieds sur le campus : l’un des écrivains français les plus érudits de sa génération, l’un des plus doués du sens de la composition et de la phrase, est autodidacte. C’est pourquoi, peut-être, son encyclopédisme distancié n’est pas celui d’un cuistre : chaque livre est une aventure qui lui permet de conquérir tous les livres, comme un enfant, comme une biche traversant une forêt. Et comme un musicien, puisqu’avant d’être écrivain Pierre Senges a été guitariste de jazz.
Son quintet jouait dans des clubs. Il admire le saxophoniste Wayne Shorter, «un compositeur magnifique et un musicien qui, même en improvisant, ne joue jamais deux fois la même chose». Les enregistrements de Shorter avec Miles Davis, au début des années 60, informent sur les improvisations littéraires de Senges : variations ironiques, délicates et tendues, citations et détournements dans un espace sonore soigné.
«J’ai abandonné la musique, dit-il, quand je me suis aperçu que l’écriture me bouleversait davantage. Passer de l’une à l’autre, c’est quitter un poids lourd qu’on n’arrive pas à conduire pour enfourcher un petit vélo avec lequel on passe partout.» A partir de 1994, le musicien fait ses gammes d’écrivain, notant des paragraphes sur le papier, les perfectionnant, les inventoriant, les numérotant - sans publier pendant six ans : «La technique en littérature n’est pas un vilain mot pour moi. Elle permet d’offrir à d’autres ce qui, sans elle, ne serait qu’une obsession ou une folie.»
Il y a chez lui une édition en fac-simile des œuvres d’Ambroise Paré, qu’il lut pour écrire son premier livre, Veuves au maquillage, une histoire de veuves qui dépècent, en 499 paragraphes et à sa demande, un commis aux écritures aigri. Il admire la précision du médecin de la Renaissance, qu’il décrive un couteau, une femme-pieuvre ou un homme sans tête.
L’idée d’inventaire et de liste est au cœur de presque tous ses livres. Quelle est la vertu de la liste ? Celle de Borges : «Il peut être présenté comme rationnel, sérieux, mais il adore faire des listes et on voit par là qu’il est émotif, charnel, sensuel. La liste est l’émergence de la matière dans l’écriture et la prise de pouvoir du mot sur la rhétorique. J’essaie de faire en sorte que mes listes tiennent à la phrase.»
Dans son enfance, il y avait peu de livres à la maison, des Agatha Christie, des Simenon, des ouvrages de vulgarisation psychologique, «un ou deux Freud récupérés dans des brocantes». Il lut assez vite Ivan Illitch, qui le fit renoncer à pas mal de préjugés, puis Don Quichotte, les baroques espagnols, Arno Schmidt, et celui qui lui révéla les possibilités sans fin de la digression, le Hongrois Miklos Szentkuthy : «Si j’avais pu imiter quelqu’un, ce serait lui. Il aborde la littérature de manière débraillée et décomplexée. L’écrivain est un satrape qui se permet tout et à qui on ne reproche rien parce qu’il est satrape et parce qu’il est chez lui.»
Lichtenberg est un remarquable satrape. Enfant, il écrivait des billets aux anges, qu’il déposait au grenier en attendant leurs réponses. Senges lui a répondu. Il y songeait depuis 2003. Au départ, il voulait travailler sur l’idée d’aphorisme : «J’ai une admiration pour la forme brève, mais une méfiance envers son côté pompeux, définitif, tellement sentencieux. Par amour pour Lichtenberg, je m’étais dit qu’il serait plus généreux d’imaginer qu’il avait voulu écrire un livre.»
Détours. Une phrase de l’Allemand fixe l’hypothèse de départ : «Mettre la dernière main à son œuvre, c’est la brûler.» Senges imagine que Lichtenberg a écrit un livre de 10 000 pages avant de le jeter au feu. Mille pages en ont été sauvées sous forme de fragments : les cahiers qu’on connaît. Quel livre Lichtenberg avait-il écrit ? Senges invente une série de «lichtenbergiens». Réunis en sociétés, ils tentent à travers les siècles de reconstituer, par autorité, par hasard ou par vote, l’œuvre manquante. Ils cherchent les liens entre les phrases qui restent. Ils voient dans ce qu’ils cherchent un remake de la Bible, de Robinson Crusoé ou des Mille et Une Nuits («et puis on a renoncé à faire entrer dans Bagdad toutes ces réflexions sur Emmanuel Kant»).
Ces tours et détours permettent à Senges d’explorer les œuvres qu’il aime, mais aussi toutes les possibilités humaines de les détruire. Chemin faisant, il essaie toujours, suivant un désir de Lichtenberg, de «trouver l’idée qui ferait mourir de rire celui qui l’entend». Son lichtenbergien le plus fantasque, le Hongrois Zoltan Kiforgat, a écrit d’après dix fragments existants un Discours et fuite du huitième nain de Blanche Neige. La littérature est une petite boutique des horreurs. On n’en sort plus, mais il arrive que la porte de derrière ouvre sur le vide. Le 12 septembre, Pierre Senges aura 40 ans, les tours seront tombées la veille et c’est le plus bel âge de la vie.
© Libération, jeudi 17 avril 2008