Alban Lefranc
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Saccage mon beau souci 
« Les crânes des fous furieux et des suicidés par mélancolie sont majoritairement plus épais et plus durs et, s’ils ne sont pas plus épais, ils sont souvent d’une dureté égale à celle de l’ivoire. »
Franz Joseph Gall & Johann Spurzheim, Dictionnaire des sciences médicales, 1813

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On aurait tort de prendre les épisodes mannequinesques de Nico pour une erreur de parcours. Certains haussent les épaules, du bout des lèvres évoquent d’inévitables tâtonnements, les détours sinueux du destin, mais ils n’ont rien compris. Il fallait absolument – devant l’esprit – que Nico fasse une brève apparition décorative auprès de Mastroianni dans La Dolce Vita. Qu’elle croise lentement ses bras sur sa poitrine dans une publicité pour un parfum très cher. Qu’elle pose en tailleur à carreaux devant le lave-vaisselle dernier cri dans les pages intérieures de Elle en 1961. Que sa voix soit exaspérante et tous ses gestes désuets.

Il était absolument nécessaire qu’elle semble se plier, qu’elle se plie peut-être pour de bon, au fétichisme généralisé, à toutes les arguties théologiques de la marchandise. Il manque peut-être au tableau un spot pour une marque de lessive ou la présentation d’un talk-show, mais elle a manqué de temps sans doute. Elle a tendu à tous les publicitaires et les imagiers du monde le visage parfaitement lisse et inexpressif dont ils rêvaient depuis toujours. Aucune ironie ne l’effleure ces années-là, elle s’acquitte de son rôle avec une conscience professionnelle toute teutonne. Très droite, très polie, toujours ponctuelle et surtout tellement appliquée (on la trouve sûrement un peu conne, mais tellement docile, oh tellement docile).

Il fallait surtout qu’elle soit belle, d’une beauté panique, glaciale, repoussante, d’une beauté qu’on veut déchirer à coups de canif avant de l’enfouir au bord d’une route de campagne la nuit. De cette beauté qui jette Rogojine et Mychkine l’un contre l’autre et fait de grands trous dans nos murs. Et il fallait enfin qu’elle haïsse cette beauté qui lui livrait sans coup férir la guerre, l’argent, le vin, le tabac, les femmes, le plaisir, les hommes, les perles, Morrisson.

Nico appliquait là ce qu’on peut appeler le principe Ali (ou principe Faulkner, ou principe Ian Curtis comme on voudra), principe décliné sous toutes les formes possibles dans l’histoire artistique récente, et qui en fournit la règle secrète, l’irrécusable motivation : on n’accumule que pour mieux dilapider, on ne gravit les échelons de la réputation que pour mieux s’efforcer de les dégringoler ensuite.

Ali n’a construit son corps pendant des années que pouvoir le livrer quelques bouffées de secondes à Foreman en 1974. Pour le bonheur sans mélange de s’offrir bien franchement et en toute conscience à une dégelée de coups. Le voici même, gourmand, qui harangue le champion du monde en titre pour qu’il cogne un peu plus fort : you’re a pussy Georges ! you’r disapointing me ! Quelques précieuses secondes, semble-t-il souffler sur le ring de Kinshasa à quatre heures du matin, donnez-moi quelques précieuses secondes pour saccager cette domestication fanatique de mon corps, briser une discipline de dix ans, dix secondes pour brûler mes vaisseaux et me jeter par dessus bord, enfin vivant. Mais Ali reste un truqueur ; il ne s’abandonne pas tout à fait, sauve ses tempes et quelques côtes, se retient in extremis aux cordes, esquisse savamment et finit par l’emporter. N’importe, il a goûté à cette drogue dure de l’effondrement, et il y reviendra, avec application, de plus en plus souvent, pour finir sa carrière sous les coups de boxeurs inconnus dans des combats pathétiques.

Nico par contre entre dans le désastre avec une rigueur incomparable, sans jamais se retourner ni se raccrocher à rien. C’est qu’elle le savait depuis le début, au fond, que tout cela n’était qu’une farce, ces propositions de film que lui faisait Fellini, ces séances que les plus grands photographes du moment lui réclamaient, et ce groupe d’hommes à lunettes noires qui raillaient à chaque occasion son accent indéracinable et sa voix trébuchante. I’ll be your mirrorrrrrrr. Tout cela n’est pas très sérieux, pense Ali envoyant des tâcherons au tapis sans y penser, je ne sais plus le goût de mon sang. Tout cela m’ennuie, pense Nico, tandis que les hommes se pâment sur son passage dans le grande cirque de Warhol, quel bruit cela ferait si je brisais tout cela. Tout cela était une farce nécessaire où il s’agissait d’accumuler suffisamment de perles et de vin pour que le feu brille assez vivement ensuite.

Que passe-t-il exactement en juin 1966, quand elle quitte le Velvet ? Quel raidissement, quel dégoût ? On la voit sur une célèbre photo du groupe, dans un impossible pantalon à rayures, grande et gauche, jouant du tambourin comme on se tue, son très jeune fils à ses pieds nus. On l’aperçoit encore avec Warhol posant pour l’Esquire, dans un costume de Batman. Elle vide des cocktails avec application dans un gala de bienfaisance pour la Cinémathèque sur la 41e Rue, dans une cohue indescriptible. Et puis tout bascule très rapidement dans la clochardise céleste, jusqu’à cette grotesque chute de vélo à Ibiza en 1988, ultime pied-de-nez au glamour. Comment faire, pour se foutre en l’air vingt ans de suite, sans jamais se tuer tout à fait, active et passive, reine et prêtresse, conservant toujours assez de vie entre les shoots pour être son meilleur témoin ? Elle n’avait pas sous la main comme Ali un athlète de cent kilos qui avait franchi tout exprès quelques dizaines de milliers de kilomètres pour lui labourer le visage et lui permettre d’évacuer un peu son trop plein de sang et de nerfs. Elle n’avait à disposition que trois blousons/lunettes noirs qui au mieux l’ignoraient, et une tante haute en couleurs qui devenait mondialement célèbre. Il lui restait à déchirer son visage, minutieusement, à coups de nuits, en commençant par les yeux. A revêtir ses os d’un corps de junkie. Et à exhiber son cadavre en sursis le plus souvent possible, entourée de musiciens catastrophiques, pour dire son bonheur de faire peur aux vivants et d’avoir saccagé l’ancienne icône.

Alban Lefranc