Yves Pagès
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Entretien avec Yves Pagès, par Martine Laval - Télérama 
Il l'avait promis. Il l'a fait. Pas de langue de bois. Yves Pagès, 45 ans, parle comme il veut, de ce qu'il veut. Il a la fougue enfantine, la voix virile, la tchatche percutante et... pas mal de convictions. Il les assène, les revendique. Tout y passe : la vie, la politique, son travail d'auteur et d'éditeur, le travail tout court, le cinéma, la littérature. En janvier, l'agitateur d'idées, incurable pourfendeur de clichés, a publié son huitième ouvrage, Le Soi-disant. Un roman qui lui ressemble, frénétique, coquin. Tout y passe aussi, la vie, la politique, le travail, le cinéma, la littérature. C'étaient les années 70, l'après-68, si décrié aujourd'hui. Yves Pagès, qui en vrai libertaire fit sa thèse sur Céline, sonne le branle-bas de combat. A bas le cynisme ! Vive l'insubordination intellectuelle !
Vos livres sont publiés chez Verticales, maison d'édition appartenant à Gallimard et où vous êtes également éditeur. Cette double casquette ne vous gêne pas ?
En 1990, j'ai envoyé mon premier manuscrit par la poste à Bernard Wallet, alors éditeur chez Denoël. Quand il a créé en 1997 les éditions Verticales, je l'ai suivi, tout bonnement. Depuis cinq ans, j'y suis aussi éditeur. Bernard Wallet m'a mis le pied à l'étrier en me disant : « Sens-toi libre. » Etre auteur et éditeur, ce n'est pas contradictoire, l'un et l'autre travaillent sur l'écriture. Mais attention, être auteur et journaliste, là, rien ne va plus. Je ne serai jamais critique littéraire. Jamais ! La consanguinité est une des maladies de ce milieu, on hume les sujets à la mode, on pense réseau, on est en dehors du monde. Vu ma nature, je ne suis pas inquiet sur mon sort, je ne tomberai pas dans le panneau.
Comment alliez-vous vos deux métiers ?
Je suis un libertaire très discipliné, c'est ce qui me sauve. Le matin j'écris, l'après-midi je lis. Le danger, c'est de se laisser bouffer par les textes des autres. Ils impriment des choses en moi, parfois je me sens perclus de modèles, d'audaces qui me font perdre le nord, me gâchent mon propre univers. Donc, je prends le temps. Je n'écris pas un livre par an. Je m'octroie de longues plages de maturation, je laisse les choses se dessiner, ensuite j'entre – comme on dit – en écriture, six mois, un an. Editeur est par ailleurs un métier qui s'apprend sur le tas. C'est un long apprentissage. Le carnet d'adresses, les déjeuners en ville, les mondanités... tout cela, c'est du flan. Bernard Wallet m'a appris la générosité. Etre éditeur, c'est avoir l'orgueil de s'intéresser à l'autre sans avoir envie de prendre le dessus sur son texte, sans vouloir y mettre son grain de sel, et en faisant abstraction de sa propre jalousie. Il faut apprendre à être zen, accepter meilleur que soi. Les doigts me brûlent toujours quand j'ouvre une enveloppe : « C'est quoi ce truc ? Je n'ai jamais vu ça ! » Ainsi, nous avons publié Pierre Senges, Jean-Louis Magnan. Le coup du manuscrit envoyé par la poste, c'est mon motif de gloire. J'y crois puisque cela m'est arrivé et que ça arrive à d'autres. Pagès l’éditeur “Je cherche un parti pris. Tu veux être oulipien ? Lyrique ? OK, mais fais-le à fond. Sois toi-même.”
Vous cherchez le « jamais vu ça » ?
Je cherche un parti pris, quel qu'il soit. Tu veux être oulipien ? Tu veux être lyrique ? Expérimental ? Faire de l'écriture blanche ou du roman historique ? OK, mais fais-le à fond. Sois toi-même. La marque de fabrique de Verticales, c'est : pas de marque. Je cherche un auteur qui invente sa forme pour y mettre son paquet. Peu importe le paquet. Je cherche un auteur qui se pose la question de la langue, de la structure, qu'il raconte ou pas une histoire, que ce soit social ou pas, intime ou pas. C'est quoi ton enveloppe ? Là, le paquet devient intéressant. Le paquet en vrac sur la table, non, c'est indécent, obscène. Si j'ouvre une porte et que je découvre quelqu'un à moitié nu, je referme la porte. Le sujet ne fait pas l'affaire, même le plus amoral, le plus transgressif. Notre seule exigence, c'est la forme, celle que l'on invente, celle qui travaille sur les nuances, les ambivalences, les complexités.
Quelle différence entre l'intime et l'obscène ?
Quand il est servi par une forme, une langue, l'intime est universel. Les gens ont leurs sales petits secrets - je dis ça sans mépris - et, chose étonnante, ils écrivent leur intimité à coups de lieux communs. Ils ne se dépêtrent pas de la langue dominante. Ils révèlent des choses troublantes, révoltantes avec la langue de ceux qui les oppressent. Ils sont incapables de forger leurs propres outils. Ça, c'est obscène.
Comment travaillez-vous votre propre écriture ?
En bannissant l'émotion viscérale. Je veux mettre de la distance et laisser vibrer, presque imperceptiblement. Je ne suis pas mes personnages, mais leurs histoires me touchent de si près que ma tendance première est de crier, gueuler, pleurer, donc je m'oblige à calmer l'émotion, à inventer une langue pour donner du sens. J'ai horreur de la prise d'otage viscérale. Je n'aime pas voir les gens pleurer au cinéma. J'aime que l'on me donne à pleurer mais je ne marche pas si l'on veut me faire pleurer en me montrant des gens qui pleurent. Top départ ! A vous, pleurez ! C'est indigne. L'art, ce n'est pas ça ! J'ai une parade : mon « gueuloir ». Je lis à voix haute mes textes, et, à l'oreille, j'entends si le rythme est bon ou pas, si je suis lourdaud, didactique, ronflant. J'écris des romans, mais la forme roman m'emmerde ! Alors j'essaie de le mettre en crise, de le fracasser, tout en restant ce que je suis. Mais il y a une limite : si l'on casse tout, qu'on ne raconte plus rien, qu'il n'y a plus de personnages, on pète la boussole et on est paumé, auteur comme lecteur. Je prends la forme roman pour y mettre de la poésie, la mienne, celle qui serait une Babel des langues. Je veux que l'on entende dans mon écriture toutes les langues : les slogans, la publicité, les injonctions administratives, les barbarismes, les lapsus, les malentendus, les quiproquos, les parlottes de bistrot. Je veux qu'on y entende cette langue qui circule, qui porte toutes les classes sociales, tous les corps, les visages, les souvenirs, les plaisirs, les déplaisirs. Ma poésie, ma Babel, c'est le bouche-à-oreille, des histoires usées par des bouches différentes. L'oralité va de l'individu au collectif, et le commun me concerne. Le sarcasme, le cynisme, très peu pour moi. Je veux que dans mon écriture résonne le monde. Il y a du politique dans ce que j'écris. J'exprime la complexité qui m'habite. Je traque la nuance, décortique les impulsions qui font ma vie. J'organise des correspondances, des variations. Je cerne les contradictions économiques, sociales en partant de moi et non pas de nulle part. Une fois encore, je vais de l'intime au collectif, et vice versa. Je fais la navette !
Vous avez publié en 2000 Petites Natures mortes au travail, puis en 2003 Portraits crachés, des recueils de textes courts. Vous vouliez sortir du roman, varier les genres ?
Je m'interrogeais : comment parler des « petits autres » – les gens au boulot, bureaux, usines, supermarchés –, comment les intégrer dans mon univers poétique ? La forme fragmentaire est moins romanesque, et plus chorale. Ce ne sont pas des textes de fiction, mais des « docu-fictions », je joue sur le vécu et l'imaginaire. Chaque texte court est le portrait d'un individu. Chacun a sa généalogie, sa propre vie, ses prises de bec avec la réalité, le social. Mis en série, les uns avec les autres, ils deviennent autre chose, d'autres personnes. Ensemble, ils résonnent différemment. Chaque individu fait écho à l'autre, au-delà des clivages sociaux, géographiques, temporels. Ce que l'on croyait très singulier devient commun. Cette mise en perspective sérielle dessine une image de groupe, donne une comédie humaine.
La place donnée au travail dans une vie vous préoccupe particulièrement ?
Le travail ! C'est la seule question qui vaille ! C'est – ou cela devrait être – le b.a.-ba de la politique. Nous devons nous interroger sur les mutations du travail. La notion de travail. Ma génération vit une révolution folle, et n'a pas les outils pour la penser. On abolit le salariat classique, le plein emploi stable. Doit-on être nostalgique de cela ? Moi, je ne le suis pas. Mais ne doit-on pas revendiquer des droits liés à la précarité ? Les étudiants, ceux qui bossent à temps partiel, sont des travailleurs qui s'ignorent ! Ils sont de plain-pied dans le marché du travail et ne sont pas reconnus. Les politiques et les syndicats traînent la patte, ils ne comprennent rien, ou ne le veulent pas. Les intérimaires, les précaires ne sont pas les ennemis de la classe ouvrière. C'est eux, aussi, la classe ouvrière aujourd'hui. Pagès l’écrivain : “Je veux qu’on entende dans mon écriture cette langue qui circule, qui porte toutes les classes sociales, tous les corps, les visages, les plaisirs, les déplaisirs.”
Ecrire, éditer, travailler dans le livre, c'était votre vocation ?
Surtout pas ! Adolescent, je voulais être coursier. J'adore le deux-roues dans Paris, circuler librement. Je m'imaginais taxi, ou guide urbain qui raconterait aux touristes des balivernes. Si je suis honnête - et je vais l'être -, c'est le cinéma qui m'a offert mes premiers émois artistiques. Mes premières séances de ciné, je suis sorti à bout de souffle d'émotions, en érection, avec le désir de faire la révolution. Faut dire que ce que je voyais, c'était des films américains et italiens des années 50, 60, l'apogée du cinéma indépendant... Chez mes parents, il y avait trop de livres. Je vivais entre quatre murs de livres, c'était monstrueux. Il y avait plusieurs bibliothèques - sciences humaines, sciences dures, littératures française et étrangère, et, celle sous clef, l'érotique. Par goût de l'effraction, je me suis évadé, je suis allé dehors. Dehors, c'était le ciné, et la télé chez les copains. J'ai vu tout gamin : des nanars et des films intellos, des choses pas faites pour mon âge. La Nuit, d'Antonioni. J'ai le souvenir précis d'un ennui terrible, mais je résistais au sommeil parce que ce truc étrange me captivait. Il ne se passait rien, je m'emmerdais, et pourtant je trouvais cela génial. J'étais marqué à vie. Depuis, je recherche sans cesse ce trouble-là.
Alors, aucune lecture, enfant, adolescent ?
Mon père, d'origine très modeste, a bénéficié de l'ascenseur social. Il était chercheur au CNRS, dans un laboratoire de psycho-sociologie. Il me mettait la pression. Il me lisait Les Misérables, pour que je sois nourri de textes sacrés. D'ailleurs, je n'ai plus le besoin de relire les contes de Voltaire ou les Ecritures, ces textes sont en moi. Forcément, Jules Verne, Le Club des Cinq, je trouvais ça débile. Je piquais à mon père ses livres politiques ou de philo. A 11 ans, j'ai lu Freud, à 13, Kant, à 14, Nietzsche. Zarathoustra, c'est un extraordinaire livre pour enfants ! Je ne comprenais pas tout, mais j'étais fasciné par tous ces mystères. C'était plein de savoirs prodigieux à décrypter pour quand je serais grand. C'était écrit dans une langue qui m'était étrangère mais qui ressemblait étrangement à la mienne, c'est-à-dire faite d'interrogations. Vers 16 ans, je lisais – toujours en cachette – des érotiques du Moyen Age, Gide, Sade. J'étais attiré par la poésie, les marges, les surréalistes, Calaferte, Cendrars. Mes parents étaient inquiets. L'année du bac, je devais réviser les maths, je tombe sur Faulkner, Le Bruit et la Fureur, et Dostoïevski, Les Possédés. Et là, déclic : ces livres m'ont explosé le cerveau. J'ai alors retrouvé ce trouble que j'avais connu avec Antonioni. Il se passait quelque chose de pas normal, ce n'était pas seulement captivant, mais troublant. On entre dans une oeuvre d'art, dans l'intimité de celui qui l'a créée, on y perd ses certitudes, et on se dit : « Ce truc a été écrit pour moi. » Ça, c'est de la révélation !
Le Soi-disant, votre dernier roman, débute en 1973. Comme votre personnage, cette année-là, vous aviez 10 ans...
Les années 70 sont mes années de maturation intellectuelle. Mon existence s'est forgée là. Je viens de là. A cette époque, les gens avaient un sens très fort de l'Histoire. Ils se posaient des questions existentielles, remettaient en cause la politique, leur mode de vie. Interrogeaient le monde. Mes parents étaient très politisés, militants. La maison était le QG d'un tas de comités d'action de l'après-68. Ça parlait féminisme, Lip. Ça organisait des manifestations, fumait des clopes. C'était joyeux. Mes parents s'occupaient de la misère de la planète et foutaient la paix à leurs enfants. Ils n'étaient pas laxistes pour autant. Ils nous ouvraient des fenêtres sur le monde. Tout le contraire d'aujourd'hui. L'air du temps est au repli sur soi, à la glorification de la sphère privée. A l'époque, je voyais dans leur tourbillon une magnifique régression infantile ! 10 ans, c'est l'âge où l'on philosophe aussi. Je me posais les mêmes questions qu'eux : qui suis-je ? où vais-je ? Les années 70 étaient vivifiantes. J'en garde ce souvenir indélébile que tout pouvait changer du jour au lendemain. Il se passe quelque chose dans le monde ? Hop, on s'en empare, on réagit ! Ce n'était pas de la compassion, c'était du concret. Le Sahel était dans mon assiette ! Ma mère nous racontait Lip et c'est comme si je l'avais accompagnée soutenir les grévistes. Tout cela m'a nourri, même si rétrospectivement je ne suis pas 100 % d'accord avec tout ce qui a été dit, fait. J'ai appris que le monde me concernait. Tout jeune, j'ai eu l'intuition que le reniement était chose déplorable. Que se laisser envahir par l'aigreur, c'est se créer une prison. Ceux qui vomissent sur ces années-là, sur tout ce qui a été gagné de liberté, de générosité, de dignité à partager, je les hais. Ma famille m'a appris la solidarité, une sorte d'intelligence.

Propos recueillis par Martine Laval