|
À l’origine de ce livre, qui remonte à l’enfance, un travail "à deux mains" de deux frères dont l’un a disparu, le vivant écrivant tout autant à la place du mort que pour lui-même. Mais ce deuil précoce, fuyant tout ressassement traumatique, se mue rapidement en défi existentiel et poétique. Le duo initial se démultiplie, subdivisant la narration en une multitude de voix distinctes qui ne cessent de changer l’angle de vue de son écriture kaléidoscopique. Dès lors, à la place du fil rouge autobiographique, c’est un labyrinthe qui se déploie sous nos yeux, pour mieux permettre aux fictions de soi de bifurquer ou prendre la tangente. Le moi éclaté de l’auteur – autour duquel tourne la farandole des récits, poèmes, courriers, chroniques qui s’imbriquent dans le livre – fait valser toute chronologie pour trouver ailleurs ses repères, nos repères de lecture aussi. Et cet ailleurs, c’est une galaxie à la fois intime et collective qui, selon la logique fractale des rencontres esthétiques, des affinités éthyliques, des amitiés mythologiques, des extases charnelles, produit un monde entier sur les décombres d’un petit itinéraire individuel. D’où la profusion des surnoms et sobriquets pour rebaptiser tous ceux (et celles) qui peuplent cette Cour des Miracles intérieure – autrement dit l’indéfinissable identité de ce "On". Parmi ce "grand puzzle agrégatif", on dénombre, entre autres, quelque jeteur de bombe, inventeur perpétuel, radio-pirateur, navigateur, mathématicien, tueur sériel, cinéaste, nomadiste, enfant sauvage, conjuré subversif, idiot du village, amateur de LSD, chorégraphe, chasseur, tzigane, érotomane, bibliophile... On voyage de Cuba à Chicago, de Bretagne en Andalousie, on navigue aussi à contre-courant, vers des temps reculés : ceux de la découverte de l’Amérique, des Croisades, de la Révolution française et de notre "préhistoire" immédiate, l’Occupation de 39-45. On y entend des voix aussi, celle de Dante, de Villon, de Rimbaud et même des manifestants de l’après-Mai 68, personnages à part entière de ce livre polyphonique qui, plus qu’aucun autre, ne tient que par ses marges. Cet "infini feuilleté de réalité" de 1150 pages, c’est la grande oeuvre d’un fils spirituel d’Arno Schmidt qu’on attendait depuis la sortie très remarquée du premier volume, Ogr, paru chez Tristram il y a cinq ans.
Outre des illustrations (œuvres de l’auteur et photos-mémoire de son herbier personnel, peintures, gravures, encres de Chine, photographies...), un CD accompagne l’ouvrage et servira de méthode de lecture rendant compte des effets de rupture du texte, la bande-son permettant en quelque sorte une "écoute optique". |
|