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DU
MÊME AUTEUR
AUX ÉDITIONS VERTICALES
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Grégoire Louis |
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Dans la limite des corps disponibles s'ouvre d'emblée sur une énigme. Il dédouble un seul et même personnage, Andréa, à la première et à la troisième personnes. Ce «je» et ce «il» siamois ne sont pas qu'une figure de style. Ils sont les frères ennemis d'un jeune homme en état de guerre civile et dont la violence intérieure fait penser à celle de Fritz Zorn dans Mars.
Pourquoi Andréa est-il à ce point divisé, scindé en deux, coupé de l'autre part de lui-même ? C'est ce qui va progressivement se dévoiler au court de ce récit syncopé, haletant, centrifuge, en effectuant de constants va-et-vient entre le passé d'Andréa et son présent lesté de ce terrible passif. Dès lors, le drame de cette hydre à deux têtes ne tient plus qu'à ce dilemme limpide : comment fait-on pour être le fils de soi-même ?
« Andréa est un enfant de cinq ans, huit ans, douze ans, quinze ans, il gagne beaucoup d'argent en faisant des publicités, du théâtre, des séries télé. Il touchera cet argent à sa majorité si tout se passe comme dans son rêve. Mais Andréa est aussi un jeune homme de vingt-cinq ans qui vit encore chez ses parents. Il dépense le pactole de sa prime jeunesse en achat de bières, qu'il boit et pisse sur sa propre tombe », selon le résumé lapidaire de l'auteur.
Le roman entier tourne autour d'une généalogie circulaire : Andréa se sent le rejeton bâtard, mais l'obligé aussi, d'un autre Andréa, cet enfant-roi qu'il couve encore en son sein, jusqu'à l'écœurement. L'un et l'autre coexistent tout en se vampirisant mutuellement.
« Mon roman maltraite de l'enfance. Le narrateur et son double, disparu dans le passé, forment un couple de siamois immonde, où l'adulte est perché sur les épaules de l'enfant. D'un côté, l'enfant et son manque absolu d'innocence, habité par le crime de grandir et celui de jouir. De l'autre, le jeune homme qui vit aux crochets de l'enfant-comédien et qui le (se) regarde à rebours comme un esclave. »
La descente aux Enfers de cette interdépendance forcée va bien au-delà des introspections narcissiques qui souvent, tiennent lieu de romans. Ici, deux voix se livrent à un combat vertigineux, mortel, au péril l'une de l'autre. Elles n'épargnent pas non plus la famille, ni l'école ni le milieu du théâtre qui ont largement contribué à enfanter ce monstre bi-face. Car Andréa, sujet et objet de toutes les séductions infantiles, ne se prive pas de tendre un miroir, glauque ou grotesque, aux pulsions du monde adulte.
Dans les dernières pages de son livre, Grégoire Louis parvient pourtant à suspendre ce cercle vicieux en cédant la parole aux témoins de sa première vie à trépas, celle du fils prodige Andréa. Cette subtile mise à distance permet enfin à l'auteur d'émanciper l'Andréa d'aujourd'hui de son alter ego fantomatique. De dissiper l'aura qui le tuait à petit feu et d'exister hors l'ombre portée du «bébé-pute» qui le hante.
Inutile d'épiloguer sur les fulgurances de ce premier roman. L'écriture de Grégoire Louis est osée, en ce sens qu'elle ose associer des registres incompatibles, des bons et des mauvais goûts. À l'image de cet Andréa dédoublé, Dans la limite des corps disponibles fait cohabiter crudité et enfantillages, naïveté non-feinte et imaginaire punk, esthétique de la déchéance et tendresse assumée, impudeur vénéneuse et grâce cristalline. Comme si l'auteur avait su redonner à la langue une vraie sauvagerie et trouver ainsi l'antidote au poison d'une enfance trop tôt cultivée, courtisée, mise en scène.
Si Dans la limite des corps disponibles est bien le portrait d’un très jeune adulte dont l’un des moteurs est la rage au cœur, au corps, au ventre — le roman d’une génération déroutée mais annonciatrice d’une certaine forme d’avenir —, il est aussi une exploration littéraire de ce sentiment de division du sujet.
Ce livre s’adresse à tous et à chacun, puisque nous tous, à des degrés très divers, pouvons avoir vécu ce sentiment de la division entre l’image que l’on se fait de soi et celle que les autres nous renvoient, la division entre l’enfant idéal que nous avons été et l’adulte que nous sommes devenu, la division entre nos grands idéaux et l’accomplissement plus ou moins réussi de nos engagements, la non « coïncidence » entre notre être intime et cet « étranger » si familier qui est en nous.
Chacun pourra trouver son compte dans cette division, même si celle dont nous parle Grégoire Louis dans son premier roman est ici poussée jusqu’à son extrémité.
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