|
Un incident d’avion cloue au sol, et pour une nuit, sept passagers en attente d’un départ qui ne vient pas. Abandonnée à leur sort dans une zone de transit d’Orly, cette compagnie de fortune se réchauffe dans la pénombre en racontant, chacun leur tour, une histoire qui les fit frôler la folie. Elle passe cette nuit longue et glaçante sous l’augure inquiétant d’une folle au regard vide, sorte de Gorgone muette. Persan le narrateur et les six autres silhouettes se partagent l’expérience du «bord du bord». Rencontres de récits et de vies dans ce roman où les motifs narratifs comme musicaux se font échos dans cette assemblée des ombres.
Persan, voix omniprésente de cette Nuit, enveloppe de ses récits ceux de cette humanité en transit. Persan est là, à Orly sud, et puis là, à Tombolo, ou là encore sur la Nationale 7 entre Villejuif et Rungis. Il sourd de ses carnets une temporalité mouvante, un temps «anguille», qui au final ne viendra résoudre aucune des fables contées. Au contraire, le temps de cette nuit souligne la porosité de ces êtres, de ces histoires, de ces temps divers des individus fondus en un temps immémorial.
Puis il y a le «petit Russe», un marin, qui a fait un échange un peu particulier avec un homme qui rêvait d’être français ; l’homme à la cravate ensuite, qui tremble de voir un carton non adressé devant lui, celui du passager absent – ou celui de ces sept passagers ? – carton qui figure ce bagage que tout passager, clandestin, voyageur, garde contre lui quand il faut partir ; et encore le couple salamandre qui par leur fantaisie croise la route du récit du Persan sur la N7, sans parler de la femme chirurgicale, l'ange du bizarre... Une route, un sentier, une forêt, un chemin, un passage... Vers quoi exactement marchent toutes ces silhouettes ?
Enfin l’ombre portée de la Dame blanche, la reine blanche, ramène notre Persan à son départ premier. Ou dernier. Et ne clôt rien.
Dans ce trafic d’histoires où sont exhibés les destins de ces hommes oubliés ou perdus, comme les objets, des formes viennent dire l’enfermement de la peur, celui qui prend les tripes, qui fait ployer la raison et basculer l’attente dans autre chose. Nicole Caligaris a construit un roman d’une force et d’une puissance époustouflante, donnant à chacun la part d’humanité qui la fait tout entière. Elle a rendu aux démons de nos histoires anciennes leur violence envoûtante. Dans une prose métaphorique ancrée dans le réel qui ne rechigne pas à l’épure poétique, Nicole Caligaris dessine les contours d’une mythologie moderne de ses égarés à la frontière, ses égarés de la frontière. Des hommes à l’arrêt, bloqués par force, ou un homme qui a prit la tangente.
La langue de Barnum des ombres séduira par sa construction romanesque ambitieuse le lecteur qui aime qu’on lui conte des histoires dont il n’a pas toujours le dernier mot. Et ceux qui connaissent l’œuvre que cet écrivain poursuit depuis La Scie patriotique jusqu’aux Samothraces, devraient apprécier ces retrouvailles avec la langue caligarienne. |
|