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Jean Pierre Enjalbert |
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La contemplation d'un tableau poussée jusqu'à l'obsession peut-elle, mieux que toutes les photos, faire resurgir des moments perdus soigneusement rangés dans un coin de notre mémoire ? Existe-t-il des tableaux vivants ? C'est en tout cas cette certitude qu'éprouve le narrateur, naufragé volontaire sur une île de la Méditerranée, le jour où, regardant un dessin d'Egon Schiele, il croît retrouver dans le modèle féminin du tableau le corps de celle qui enchanta la fin de son enfance : Léo. Elle a trente et un ans. C'est une putain. La reine du divertissement, une débauchée pascalienne qui connaît par coeur l'endroit où les hommes aiment déposer leur ennui pour n'avoir plus à y penser. Un vrai tableau vivant, dans ce Paris des années 50 où elle officie, à l'ombre du siècle et de l'hôtel de Palestro. Lui s'appelle Milan. Il a quinze ans, effectue ses études au petit séminaire mais connaît le quartier de la rue Saint-Denis comme sa poche, avec ses trottoirs bien en chair où le peuple vient débarder ses désirs. Elle va le surnommer Milou et lui apprendre que l'amour physique est un art qui contient tous les autres. Produit des oeuvres de deux prostituées, celle de Babylone et celle du Palestro, dessalé par leurs prières, légitimé par leurs cérémonies, ballotté entre des tonsures et des talons aiguille, des laudes et des obscénités, le foutre d'une putain et le sang du Christ, la traduction d'Ovide et la praxis de L'Art d'aimer, il sera plongé sans aucun ménagement dans le ventre du vice. Quarante ans plus tard, écrivant jour et nuit au rythme des saisons de l'île et sous la dictée de son idée fixe, le narrateur rendra à Léo sa merveilleuse indignité, retrouvera l'enfant qu'il est resté et comprendra que les mots - les mots des femmes, les mots d'amour, les mots d'avant - n'existent qu'afin de nous maintenir vifs donc vivants. |
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