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Franck Derex |
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La Rencontre alterne subtilement l'évocation de deux époques.Sur un premier niveau, l'auteur nous narre par le menu la visite qu'effectua Nikita Kroutchtchev aux Etats-Unis durant l'automne 1959. La rencontre du premier des Soviétiques avec Eisenhower marque une période de détente au coeur de la Guerre Froide. Ike et Nikita testent leur loyauté durant les deux semaines d'un séjour protocolaire dont l'auteur retrace et réinvente de nombreux épisodes drolatiques ou grotesques. Cette dimension du livre, sous-tendue par un énorme travail documentaire, produit une sorte de roman historique en trompe-l'oeil. Le lecteur, médusé, y redécouvre les fondations de la deuxième moitié de notre siècle. Chaque détail anecdotique de cette lutte à mort, depuis le partage de Yalta, pour l'hégémonie mondiale prend alors une résonance tragi-comique au regard de notre modernité. La Rencontre part d'une intuition allégorique délirante : "La relation amoureuse entre Nikita et Ike débute en 1959, six ans après l'exécution des époux Rosenberg par les Etats-Unis et trois ans avant l'installation de fusées soviétiques à Cuba." Ainsi derrière cette tentative de "coexistence pacifique", l'auteur pressent ironiquement une union cachée, une passion entre hommes d'Etat prise au pied de la lettre, bref un couple accouché par les aléas de l'Histoire. Comment prendre au sérieux cette hypothèse fantaisiste ? Il suffit de croire le romancier sur parole, de se laisser aller ce jeu de dupe et d'assister à la naissance hasardeuse de Vladimir, fils - fictif ou fictionnel ? - d'une liaison clandestine entre Nikita et Ike. Sur un second niveau, le livre se focalise donc sur la biographie fragmentaire de ce rejeton des deux Blocs, de cet accouché sous X de la "guerre froide" : Vladimir. Ancien tireur -rédacteur à la Pravda, il s'exile en Occident après la chute du rideau de fer. Or, Vladimir est un bâtard à tout point de vue - tant idéologique qu'affectif. Il voudrait réussir à l'Ouest par tous les moyens. Tel un Rastignac des temps actuels, Vladimir se verrait bien ingénieur génial et inventeur de la machine du "Bonheur parfait", mais ce gadget qu'il a conçu en rêve n'intéresse personne. Et son épopée individuelle vire bientôt au cauchemar. Outre les petites épreuves de son arrivée à Paris (capitale des SDF), l'auteur s'amuse à le faire intégrer une agence de publicité. Et voici soudain l'ancien mercenaire de la langue-de-bois stalinienne sommé de se muer en créatif concepteur de slogans consuméristes. On retrouve alors la part maudite de sa généalogie symbolique - Ike et Nikita veillant pour l'éternité sur lui et sur l'économie de marché. Mais sa réussite sociale connaît bien des embûches. Désormais, il lui faut réussir par les femmes dans cette "Communauté Erotique Européenne", puis s'adonner à la boisson ou à la mystique. A la folie enfin, dans un "asile pour déviants". Mais comment pouvait-il finir sa vie sinon au comble de l'aliénation mentale ? Au terme de cette épopée picaresque dans la France d'aujourd'hui, Vladimir fait figure d'ultime "clown triste" d'un monde livré à l'amnésie et à la confusion. Le roman atypique de Franck Derex ne serait pas à la hauteur de ses ambitons s'il n'était nourri d'une incroyable diversité de styles. Entre farce satirique et érudition historique, entre lyrisme onirique et furie érotique, il multiplie les confrontations d'écriture et les courts-circuits poétiques qui ouvrent aux lecteurs plusieurs pistes à la fois. De là, sans doute, le vrai sens de ce titre à tiroirs : La Rencontre. On reconnaîtra ici l'influence évidente de Nabokov, mais aussi celle d'écrivains d'outre-Atlantique. Une rare virtuosité qui se permet tout, sauf la gratuité formelle, et qui sonde à sa façon le poids mort des non-sens idéologiques qui pèsent encore sur nous.
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