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Gabrielle Wittkop |
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Fille illégitime de l'archéologie, mais moins chanceuse que sa mère, la nécrophilie transcende l'homme au-delà de son animalité. Moins radicale que le suicide, mais comme lui acte de transgression, elle a l'avantage de pouvoir se répéter sans toutefois tomber dans la routine, les difficultés pratiques s'opposant à ce que l'assouvissement peut avoir de machinal et d'irréfléchi. Si la pulsion se déclenche à la faveur des circonstances, elle ne peut parvenir à ses fins sans inventer des ruses qui, ardues à concevoir et périlleuses à exécuter, haussent le nécrophile au rang des grands amoureux. Inventif et héorïque comme eux, il est aussi profondément isolé et, fier de son impériale solitude, brave les dangers et la morale bien-pensante. L'amour nécrophilique est sans doute le seul qui soit vraiment pur puisque même amor intellectualis entend être payé de retour. Pas de contrepartie pour le nécrophile, le don de lui-même n'éveille aucun écho. Par surcroît, il est asocial et apolitique, condamné non seulement au nom des moeurs conformistes, mais, de plus, confondu avec les profanateurs de tombes qui agissent par idéologie raciste, dans le cadre d'une psychologie de masse. Désireuse de rompre le silence d'un hypocrite interdit et d'apporter de nouvelles facettes à la littérature érotique de notre siècle, je résolus donc en 1972 de créer le personnage de Lucien N. Ce fut alors comme si hors de moi-même et sous l'impérieuse dictée de ma créature, je me fus identifié à elle en décrivant ses extases et son calvaire passionnel. La critique de l'époque fut d'emblée favorable au livre qui fut traduit en espagnol et en italien, puis porté à la scène par le Centre Dramatique National en 12997 et 1998. Aujourdh'ui, les nouveaux lecteurs, en la sensible réceptivité desquels je place ma confiance, vont prendre contact avec ce texte inquiétant. Alors qu'il s'est accoutumé aux descriptions physiologiques, - accoutumance survenant d'ailleurs avec une surprenante promptitude et comme s'il suffisait simplement d'accepter l'inacceptable - le lecteur se sent alors proche du nécrophile dont la pathétique humanité éveille la sympathie, la compassion aussi. Car le personnage de Lucien N. suit une voie paraboliquedont, connaissant le focus et la ligne directrice, on peut automatiquement prévoir la courbe d'un mouvement continu. C'est à dire que dès l'expérience qui dans l'enfance détermine sa future nécrophilie, la destinée de Lucien N. se dessine d'inéluctable façon et que sa fin n'est rien d'autre que la justification de sa carrière vitale. Alors, dans les dernières pages, les jumeaux suédois et la mer adoptent une dimension mythique, préludant immédfiatement la mort de Lucien N.promis comme eux, mais surle seul plan métaphysique, à l'absorption dans ces eaux originelles dont tout provient et où tout doit retourner. Les personnes qui pourraient être choquées par ce texte n'auraient alors pas saisi que la mort est indissociable de la vie et que refuser obstinément l'idée de celle-là, c'est ne pas savoir traverser heureusement celle-ci. Peut-être est-ce pourquoi la bague des courtisanes élisabéthaines figurait une tête de mort, afin que le signe de Thanatos voisine avec les fomentations d'Eros. Les affres de l'anéantissement cessent aussitôt que leur notion est désamorcée par les rythmes quotidiens. Lorsque Hamlet s'étonne de la gaîté du fossoyeur creusant une tombe, Horatio lui répond simplement, V, I : "Custom hath made it in him a porperty of easiness" : l'habitude lui rend la chose indifférente. On ne saurait mieux dire.
Antiquaire à Paris, Lucien N. est amateur de netsuke japonais, ces statuettes burlesques mettant en scène de vigoureux ébats avec des morts. Lui aussi aime posséder les cadavres arrachés à leur sépulture. Dans un journal intime, ce collectionneur macabre distille l'histoire secrète de ses amours nécrophiles. Jeunes ou vieux, hommes ou femmes, chaque trépassé est l'objet d'une minutieuse ferveur érotique. Au fil des pages, l'inquiétant esthète remonte à l'origine de cette jouissance des corps au sexe glacé, à la chair bleue, au parfum de bombyx, où s'épanche sa profonde solitude. La langue de Gabrielle Wittkop, froidement sensuelle et débarrassée de toute tentation morale, offre le portrait d'un amoureux sans pareil. |
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